32. Vol de nuit.
Comment peut-on habiter Ashland ? Terre et Cendre. Comment peut-on abandonner Paris, France, à vingt ans, pour acheter sans un dollar en poche un garage à Terre et Cendre ? Au bout du bout du monde. Epouser une belle américaine du fond de l’Oklahoma et vivre ensemble trente années, quarante années, et plus si affinités, à Terre et Cendre ? Mes cousins m’étonneront toujours.
Ils ont tous eu des vies d’acrobates, ma ribambelle de cousins, et moi le popote de service je les regarde éberlué et jaloux. Ils sont à Bratislava, à Crema ou à Palerme, ils perchent sur le K2 ou en Antarctique. Au fond, le plus exotique de la bande des trente c’est moi, au bord de mon avenue de banlieue.
Ce soir, j’ai rendez-vous avec mes cousins de Terre et Cendre, au bout des six cents kilomètres du jour. Comme pour me faire oublier la route écrasée de lumière, la nuit survient au bas de la forêt qu’il restait à traverser et du col qu’il restait à franchir. Il faut finir l’étape à tâtons, sans rien voir de ces merveilles montagneuses qu’on nous avait décrites et qui consolent le voyageur assoiffé juste échappé du désert. Des arbres, une tranchée d’arbres dans le halo des phares qui serpente et monte dans l’heure tardive. Vous en voulez en voici des lieux communs de route de nuit, le staccato de la ligne médiane, les éclats brusques des panneaux réfléchissants, le ronronnement studieux du moteur, le silence de l’habitacle, ‘Aliénor qui dort et moi qui le voudrais, et la faim.
Quoi ? A neuf heures du soir, après le sandwiche de Visage Mangé de midi, nous avions bien le droit d’avoir faim, non ? Certes, ce n’est pas la faim des errances héroïques, des records historiques, des migrances pathétiques, mais c’est une petite faim de conducteur probablement un peu trop ambitieux sur la distance. Et parfois imprévoyant. Les yeux plus grands que le ventre, et voilà le ventre qui grandit. La belle glacière toute neuve du matin était vide. Voilà c’est tout, amateurs de grandes aventures en technicolor, passez votre chemin, mon petit creux n’est pas digne de vous.
La vraie fautive est la route. On n’a pas idée de transformer un petit trait de carte en cent bornes de banalité forestière et nocturne. Et moi qui me traîne de crainte d’un grand animal, ils viennent toujours s’éblouir dans votre capot et ce sera votre faute, alors piano, piano, affamo, même pas possible de gagner du temps sur le sommeil et l’appétit. La soupe des cousins peut refroidir nous n’arriverons pas avant minuit. Nous aurions dû nous arrêter à Klamath Falls, ils ne nous attendaient plus et d’ailleurs ils n’avaient pas préparé de soupe. Ils savaient que nous ne réussirions pas le trajet depuis Boise d’une traite, ignorant pourtant la circonstance aggravante de la coiffeuse. Ils connaissent mieux qu’un parisien faraud les pièges de l’immensité du lieu, ils le savaient que nous n’arriverions que le lendemain, pour déjeuner.
Ils en ont été pour leurs frais, leurs prédictions de malheur et
leur soupière vide, à minuit tapante nous les avons réveillés en fanfare. Un
parisien peut bien traverser le ciel immense.
à suivre (dans deux semaines)