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15 octobre 2012

72. Montagnes rocheuses #2 - Les fantômes pauvres.

Les fantômes pauvres.

Alors tu as pris la route à droite, direction rien du tout. Par là, il y a un village à peine répertorié, un col à 3 662 mètres, une piste de viabilité incertaine. Tu vas la trouver, ta ville fantôme, quand tu ne l’attendais plus. Ta journée dans la montagne servait à passer le temps, tu avais prévu deux nuits à Gunnison et personne ne t’attendait ailleurs, alors il fallait bien passer le temps, oublier l’envie désormais d’en finir, étrange urgence du voyageur, et tu errais sur des routes au milieu des Montagnes Rocheuses dans le fond de l’Etat du Colorado. Un petit creux glaciaire après le verrou, herbes hautes et tourbières, marécages d’altitude, et tout autour, les maisons décrépites dont la charpente et le bardage en bois ne tiennent que par la peinture vive qui les recouvre. Elles sont éparpillées, chacun voulait sans doute garder un peu d’intimité, certaines sont minuscules, maisons de poupée pour pauvres mineurs solitaires, d’autres tentent de se hausser du col, petite galerie, véranda, chien assis, clocheton. Des rêves et des cauchemars dans la vallée.

La petite église, j’entends d’ici les sermons enflammés et moralisateurs de quelque pasteur baptiste ou adventiste face à ces prospecteurs aussi avides que démunis, domine les toits de son clocher bleu ciel, vigile aimable d’un monde détruit. Je pourrais m’offrir un petit plaisir, voir dans ces ruines fraîches la juste logique de l’individualisme et de la violence, et me lancer à mon tour dans un sermon moralisateur et enflammé. Tous ces prospecteurs sont arrivés pelle et pioche en bandoulière, prêts à jouer des coudes, du couteau et du colt pour gagner leur minerai quotidien, chacun a construit sa maison à l’écart des autres, chacun a fait assaut de piété et de labeur. Quelques uns ont pu survivre mais tous sont maintenant partis.

On ne construit pas une ville ni une vie sur un filon. Alors tu penses, à quoi peuvent bien rêver les enfants d’aujourd’hui de ces fous piochant d’autrefois lorsqu’ils prétendent défendre la civilisation !

Qui faut-il blâmer ? Les fous, ou les enfants ?

Ces pensées me traversent et je ne sais pas si c’est un petit plaisir. Plutôt un certain désespoir, tant d’énergie humaine pour ce spectacle de désolation tranquille, et pour le silence du vent qui passe. Une image de l’Amérique d’aujourd’hui et de celle de demain si elle n’y prend garde ; et il faudrait qu’elle me soit modèle ?

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12 octobre 2012

72. Montagnes rocheuses #1 - Les fantômes riches.

                 Les fantômes riches.

Je ne savais pas que je serais pressé d’en finir au temps lointain de la préparation et du rêve. J’avais alors vu que ce fond perdu du Colorado avait eu un récent passé agité, un passé de ruée vers l’or, de ruée vers tous les minerais abondants, un passé de frénésie, d’enrichissement rapide et de ruines immédiates, ruine économique, ruine spirituelle. Ces alternances de richesse et de ruine sont un constituant fondateur de la société américaine qui pourtant feint d’ignorer la ruine, ou plutôt la croit évitable, surmontable, aujourd’hui encore après toutes ces années, après toutes ces crises.

Après la catastrophe qui anéantit toute vie, au premier frémissement fleurissent comme fleurs au désert après la pluie, plans sur la comète et vains projets. Au lieu de tirer les leçons du malheur, chacun s’empresse de l’oublier et baisse la garde pour se jeter dans la gueule du nouveau loup. Ainsi le Colorado est-il parsemé de villes fantômes, de vieilles ferrailles, de trous dans la montagne, de rails rouillés et de bennes renversées. Les mines de rien s’empoussièrent à ciel ouvert et les chemins des traverses débouchent sur les vies abandonnées, les départs précipités, les terrils instables et le vent qui gémit. La terre empoisonnée s’y meurt lentement dans l’indifférence des saisons.

J’avais voulu prendre le temps de voir cela, tendre l’oreille et humer l’air des lieux. Le soupir du dernier prospecteur, le crayon du dernier géologue, le papier du dernier concessionnaire, les larmes de la dernière femme. Pourquoi d’ailleurs seraient-ce les femmes qui pleurent et pourquoi ne seraient-elles pas aussi concessionnaire, géologue, prospecteur ? De Gunnison il suffit de prendre la route qui monte vers les crêtes, elle va suivre le torrent, sauter d’une rive à l’autre au gré des méandres et des barbelés, il y a partout des barbelés dans ce monde libre là.

Si tu prends la route à gauche, tu vas rouler jusqu’à Aspen. Tu as largement le temps d’y arriver dans la journée réservée à ces montagnes, d’y faire un tour et de rentrer. Mais ce n’était pas ton chemin. Quel accueil pour toi là-haut, parmi les milliardaires, les clôtures électroniques et les vigiles, je préfère encore les barbelés. Rien que cette première vallée t’en a donné un aperçu, inutile d’aller te frotter à ce monde plus dangereux que les bas-fonds du Bronx et de Watts réunis. Tu pourrais y ramasser une balle perdue au motif d’un regard trop appuyé, sans recours.

16 avril 2012

71. Un peu de rab.


La route est un peu perdue ; j’avais choisi de plonger dans la montagne profonde plutôt que de suivre les itinéraires recommandés, une bouffée de révolte face à ma condition de touriste finissant, et j’étais servi. Nous traversions des bourgades étouffées au fond de vallées schisteuses où le noir des rochers le dispute à l’ombre des sous-bois touffus et au gris du ciel menaçant. Le matin même nous baignions dans la splendeur solaire qui désormais doit éclairer une autre planète.

Gunnison River, le nom me revient à l’instant, s’enfonce dans d’étroites gorges qui méritent un détour, c’est mon livre qui me le dit. Tout y est, la hauteur des falaises, la couleur des roches, la lumière hésitante, l’étroitesse du fond, et les promontoires où se pencher à faire peur. Va pour le détour, puisque touristes nous sommes. Sous les premières gouttes de pluie, rares et scintillantes, nous prenons le temps de remonter le canyon car le mot ne change pas si le visiteur n’est plus le même, et de point de vue en point de vue nous découvrons un joyau noir comme nous en réserve cette terre, symphonie d’obscurité, sfumato géant. Par instant, le soleil glisse un rayon entre deux cumulus et éclabousse les parois de mille éclairs minuscules.

Derniers feux, dernier canyon, dernier vertige. Les cumulus se regroupent d’un horizon à l’autre et le monde devient plat de pluie. Nous avons eu le temps de tout voir et nous sommes à l’abri. Reste à rouler prudemment deux bonnes heures pour arriver à Gunnison-Ville, où nous échouons comme prévu de nuit. L’imperméable et le pull sont de rigueur, je ne recommande pas le restaurant chinois de l’avenue principale, mais la chambre est chauffée et le motel est étanche.

Que demander de plus ?

28 septembre 2011

70. Rideau.


C’est maintenant, après la nuit du chagrin d’amour, sous les contreforts et le soleil matinal de la Sal Mountain, une heure environ après avoir laissé Moab, que mon cerveau a décidé que le voyage était fini. Un de ces recoins de matière grise que je ne retrouve pas a tiré le rideau sur la dernière réplique et le noir qui s’ensuivit a fait comprendre qu’elle était la dernière. J’aime ces théâtres de l’inachevé qui me laissent en déséquilibre au bord du vide et obligent à penser à ce que je viens d’entendre pour trouver seul la racine, la liane, la branche, à quoi me raccrocher. Plutôt qu’une fin, heureuse ou triste mais forcément mauvaise puisque servie sur le plateau.

Delicate Arch a signifié mon congé et a fermé le ban, et c’est dans le noir que j’ai contemplé mes derniers panoramas, roulé mes derniers kilomètres, mangé mes derniers dollars. La traversée de l’état du Colorado est tout sauf un pensum et j’ai de quoi raconter, j’ai vu malgré le noir, j’ai observé, j’ai visité. Je compte bien ici même écrire encore quelques pages utiles. Mais la pièce qui s’était ouverte sur la traversée du Mississipi se ferme bel et bien au pied de Sal Mountain, dans le souvenir de la belle gracieuse.

Le rituel exige un peu de temps, tout comme au sortir du théâtre il faut laisser au silence assez de temps pour s’installer avant que l’on puisse commencer à parler de la pièce. Ou alors, elle était très mauvaise. Il faut descendre l’escalier du paradis au milieu des gens qui enfilent leur zibeline, et la descente de l’escalier est aussi un moment du spectacle. Voilà pourquoi je dois raconter les trois derniers jours.

Nous savions qu’il fallait suivre des torrents, traverser des forêts, et peut-être côtoyer de la neige. Un col à trois-mille-cinq-cent mètres d’altitude, nous an avions déjà connu un, au milieu des tourbillons de flocons sur une route de plus en plus glissante. Il fallait s’attendre à tout. La fournaise de Moab ne facilitait pas l’imagination dans ce domaine, mais nous l’avions déjà éprouvé, les températures changent vite en ce pays. Justement, je voulais voir comment nous allions passer de ce monde minéral écrasé de chaleur à une végétation un peu plus digne de ce nom, comment nous allions sortir du désert. J’ai souvent admiré ces passages d’un monde à l’autre. Un tunnel sous la montagne, et voici que le petit crachin remplace la canicule, un col et nous sortons du brouillard, un fleuve et le soleil apparaît sous les nuages.

J’étais curieux de cette frontière, la limite Est des déserts de l’Ouest américain. Je voulais repérer l’endroit et le moment précis où le désert brûlant qui ne nous lâchait plus depuis une demi-lune allait enfin cesser de nous accompagner, allait s’évanouir dans l’eau et la verdure. J’avais bien examiné la carte et je savais que cela se produirait entre là et là.

Une bonne partie de la matinée, soleil dans l’œil, j’ai roulé parmi les rochers drus et les pentes flamboyantes, j’ai perdu de vue la grande cassure du plateau, le sommet de la montagne. Mon horizon s’est rétréci petit à petit, m’enfermant dans des thalwegs, d’affluent desséché en ruisseau de cailloux. La route suit les entortillements de la vallée, écorchée de falaises et d’éboulis. Parfois elle se divise, et sagement je suis les panneaux incertains parfois. J’ai programmé l’itinéraire mais par moments je me demande si j’ai raison d’avoir confiance en moi. Le soleil semble curieusement placé à cette heure, et je ne sais plus si je descends ou si je remonte le cours de la rivière. Secrètement je m’inquiète, ne rien laisser soupçonner à ‘Aliénor, tant qu’aucune certitude ne percera. Si nous sommes vraiment perdus, ou si nous sommes exactement où nous devons être, et si j’en suis sûr, il sera temps de parler.

Je ne me suis pas trompé, et en entrant dans la ville, peu importe son nom, je me rends compte que je suis loin au-delà de entre là et là, le point où devait s’arrêter le désert. Il s’est enfui en cachette profitant du labyrinthe des thalwegs. L’eau bondit dans le torrent et les arbres couvrent les pentes. Aucun arc de triomphe ne t’a annoncé l’entrée dans l’état du Colorado, tu avais choisi des routes un peu trop secondaires, mais t’y voici. Il est temps de déjeuner.

11 septembre 2011

La sixième partie - L'ENVOL. 69. Routine du retour

Sixième partie : L’ENVOL


69.    Routine du retour.

Tu ne manqueras pas, plus tard, après sept ans de réflexions, de gloser sur la meilleure façon de terminer un voyage. Rien ne semble plus simple que les gestes à accomplir, les rituels, arriver à l’heure à l’aéroport, ne pas s’y perdre, se soumettre aux fouilles et autres inquisitions inutiles et obligatoires, marcher le long de couloirs tous identiques, entièrement dépendant des panneaux des flèches des portes ouvertes et fermées, point de boussole dans ce monde qui a perdu le nord et où le seul but est le satellite et la passerelle.

Avant cela, se réveiller à temps dans le dernier motel, fermer sa dernière valise, celle qu’on avait gardé pour la dernière nuit, la dernière toilette le dernier petit déjeuner. Regrouper les papiers de la voiture de location, faire le plein, vérifier le billet d’avion et ne pas le trouver pendant quelques minutes d’affolement, il faut toujours quelques minutes d’affolement dans ces moments là. Charger encore la mule, et partir pour la plus courte étape du voyage, direction le Nord-Est de la ville et le gigantesque rendez-vous de toutes les lignes aériennes du continent.

Monter dans l’avion, se compresser comme un César, attendre douze heures sans penser au décalage horaire qui se rue, rien n’est plus simple, rien n’est plus difficile. Lorsque j’attends derrière la barrière en verre dépoli quelque voyageur en provenance d’une lointaine contrée, je vois sortir du portail coulissant ses compagnons de voyage en chemise à fleur et bermuda assorti, ricanant comme touristes en goguette alors qu’il neige dehors. Ils ont fait les gestes mais ils n’ont pas compris ; et leur bronzage condescendant me toise.

Voilà des années que je suis revenu, que tous ces gestes ont été accomplis. Les avions ont tous bien atterri, peu importe qu’ils décollent seul compte qu’ils aient atterri, les douaniers m’ont laissé sortir de l’autre côté, du côté des gens d’ici, des gens de chez moi, d’un bord à l’autre de la mare aux canards. Et depuis sept ans que je me souviens, à aucun moment de ce transport ne m’est venue l’idée d’une fin de voyage, l’idée d’un retour, ni les fouilles ni les cartes d’embarquement ni les nuages sur la France.

Alors ?

Alors rien. Tous ces gestes seront accomplis sagement dans trois jours. Il n’est pas encore temps.

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13 décembre 2010

68. Le dernier parc #2 - Belle arche.

2.    Belle arche.


J’ai voulu voir Delicate Arch d’en bas. Il y avait le point de vue du haut, à 10 mètres du parking, qui convenait à ma paresse et à ma soif ; il y avait aussi le point de vue du bas. D’en haut, elle était Arche comme les autres, élégante sur sa table de grès rouge avec La Sal Mountain en fond d’écran, elle encadrait l’horizon de sa grâce, une photo et voilà, au suivant. J’aurais dû me méfier mais j’étais pressé comme un touriste. Je ne me suis pas préoccupé de la donzelle. Hop, une deuxième photo pour la route.

Toutes les fenêtres, ouvertures, arches, ponts, passages, même le vieux ranch historique, tout a été passé au peigne fin. Il ne restait plus que ce point de vue là, marqué sur la carte, le point de vue d’en bas. Un petit parking au fond de l’impasse, et le tour sera joué. Il reste bien assez de temps. On ne voyait rien du parking, il fallait s’engager dans un escalier, suivre la flèche pour aboutir à la plate-forme d’observation. ‘Aliénor torrifiée ne voulait pas me suivre. Elle gardera la voiture et me voici montant.

Autant le dire, j’étais prévenu, il y avait quatre cent marches sur cet escalier en bois. Trois quart d’heure aller-retour. Sans parler du soleil, je n’ai aucune idée de la température qui régnait là, il n’y avait pas d’ombre. J’avais ma bouteille et mon chapeau, j’avais mon appareil photo, ‘Aliénor à l’abri avec la climatisation si elle le souhaite mais ne pas faire tourner le moteur sans arrêt, surtout. Que celle qui n’a jamais attendu plus d’une heure par une chaleur de western me jette la première canette.


D’ailleurs il y avait un distributeur de boissons très fraîches et très sucrées comme ils savent faire là-bas, ce qui est mauvais pour la santé mais mieux que rien.


Te voilà parti, un peu coupable et soucieux. Tu l’as fait. Tant qu’à cuire et transpirer, autant le faire d’un pas soutenu. Vingt minutes de montée, tu n’étais pas peu fier. Tu n’as jamais vraiment craint la chaleur alors que tu es si frileux. Non que tu ressentes du plaisir quand le soleil se lâche, tu ne fais pas le malin mais ton cerveau, ton cœur, ton sang ronronnent comme un six cylindres bien ajusté. Naturellement, tu n’avais pas tout prévu et tu regrettes le bermuda que tu portes, les mollets te brûleront encore à Paris un mois plus tard.

Les compagnons de route se raréfient dans la montée, bientôt il n’y a plus personne à dépasser ni croiser. Tu veux aller au bout des 490 marches, tu avais mal lu, c’était 490 et non 400, tu ne t’arrêteras pas en route, tu ne te contenteras pas de demi-mesure, de quart de cintre, de tiers de citron. Bien qu’essoufflé avec cette légère oppression familière à gauche dans le thorax, tu as pris pied sur la plate-forme et tu as pu regarder. La voilà, ta belle, toute à toi, personne ne t’a suivi. Tu t’assois sur le caillebotis, les coudes appuyés sur la traverse inférieure du garde-corps, jambes pendantes. Auréolée de lumière, l’immense courbe traverse ton ciel d’une ombre gracile, et la photo du siècle t’attend.


Qui sait aujourd’hui ce que fut la photographie argentique ? On mitraille comme des machines à coup de pixels entassés dans de minuscules cartes noires, et on oublie les souvenirs dans un recoin du disque dur. Les logiciels trouvent tous seuls les contrastes et les visages, et si tu veux du bleu du jaune du vert en veux-tu en voilà. Du temps de la préhistoire, il fallait soigneusement glisser la pellicule rétive dans la fente, fermer doucement, et tourner la manivelle jusqu’au déclic. Fragile manivelle. Que dire alors des plaques de verres si cassables et des chambres si lourdes de bien avant cette préhistoire ?


Mon appareil photo était un appareil argentique muni de ses trois objectifs réglementaires, le grand angle, le zoom moyen et le téléobjectif. Soit trois kilogrammes qui m’accompagnaient partout et jusque dans ma montée des 490 marches. Il me manquait à peine vingt-et-un grammes, les vingt-et-un grammes que pesait la pellicule de rechange que j’avais laissée dans la voiture. Au moment de prendre la photo du siècle, mon appareil m’a signifié que la pellicule en cours était terminée, justement la deuxième photo pour la route de tout à l’heure, c’était la dernière.


Alors tu restes assis et quelque chose en toi se met à pleurer. Tu ne bouges plus, tu es tombé amoureux mais la belle s’est refusée.


‘Aliénor t’attend. Tu descends les marches, il te faudra la demi-heure restante sans te retourner. Demain tu t’en vas, tu viens de le décider. Tu tournes autour de ce totem depuis la veille, et depuis toujours ce départ était inéluctable. Mais tu n’avais pas pris la décision, tout autour de toi le faisait pour toi, mais tu n’étais pas encore prêt. Pour un peu, tu serais parti par routine, par distraction, par accident. Maintenant, tu pars parce que tu l’as décidé, ce qui est complètement différent. La question des dates, des billets d’avion, des rendez-vous à l’arrivée, est une question sans aucune importance.

Désormais, c’est toi qui t’en vas.


Retour au motel. Piscine. Intérieur nuit.

12 décembre 2010

68. Le dernier parc #1 - La Sal Mountain.

1.    La Sal Mountain.


Le retour à Moab dura plus longtemps que prévu. Il était difficile de suivre les caprices du chemin confondu avec la terre, dans la nuit. A droite le précipice, à gauche le précipice, nous frisions le désastre de Poitiers. Mais nous sommes là, et nulle crainte ne se justifierait. Arrivé sur la route il nous a suffi de nous laisser descendre sans hâte, retrouver des altitudes raisonnables au niveau de la rivière. Nous avons repassé le petit pont, tu sais bien, le pont à l’air de mine de rien, et nous avons fini notre nuit au motel après un bon dîner. Nous avons trouvé, la deuxième à droite en remontant puis tout droit jusqu’au virage, un restaurant aussi plaisant qu’inattendu. Ce matin, nous étions dans la vallée des Dieux, c’était il y a si longtemps déjà.

Encore un, le dernier, encore un parc, il faut boucler le programme. Une journée complète t’attend à Moab pour visiter le dernier clou, le parc national des Arches. Tu te souviens du pont arc-en-ciel, Rainbow Bridge, de ce pèlerinage que tu lui as consenti, ou plutôt que tu as consenti à l’enfant que tu fus. Voici que des ponts, tu vas en déguster des dizaines, de toutes formes, de tous âges, des pont ébauchés et des ponts effondrés, à chaque détour de route, à chaque carrefour, et derrière chaque buisson. Ils se sont donnés rendez-vous dans le haut plateau de l’Est, le grand rendez-vous de la confrérie des ponts, seule secte géologique au monde, de l’autre côté de la grande faille qui coupe la mesa en deux.

Cheminées des fées alignées comme à Manhattan les gratteurs de ciel, rochers empiles en équilibre instable et millénaire, avec l’inévitable photographie du badaud qui les retient de l’index jusqu’au jour où la pichenette le fera basculer et l’on ne trouvera que la plume de son chapeau ensanglantée. Toi aussi tu as fait aussi la photo pour avoir le sourire de ‘Aliénor, mais c’est le majeur que tu as tendu. Insulte minérale et petit plaisir géologique.


Tu as aussi photographié le photographe photographiant son américaine au doigt boudiné, peut-on à ce point ricaner aux dépends d’une érosion qui ne t’as rien fait ?

Toute la journée, tu as tourné de vallée en vallée, tu as sauté les crêtes et les ruisseaux secs, entre le rouge rocher et le buisson gris, l’œil attentif à La Sal Mountain là-bas au sud dont le signal te donne la route que tu prendras demain pour partir. C’est cela qui est si particulier ce jour là, ce dernier jour de parc : le signal du départ, impassible, en forme de montagne bien visible, qui vient comme un écho à tes mélancolies de la veille. Mais tu fais le fier, et tu visites avec application, carte détaillée en main, tiens on va prendre ce détour, tiens là-bas il y a une buvette, tiens tournons dans ce vallon, tiens on n’est pas déjà passé par ici ? Il n’est pas question de laisser de côté la moindre curiosité, la moindre indication touristique, le plus petit cratère, la plus modeste fenêtre, oui ils les appellent ainsi, les trous dans les falaises qui deviendront des arches dans cent mille ans, des fenêtres.

A midi, l’air vif du matin est devenu irrespirable, même à l’ombre. Tu as déjà bu ton troisième magnum. Difficile de trouver du repos mais tu trouves un petit somme à caser dans un creux, agité mais somme. Que sont devenus les moins cinq degrés du Wyoming, à peine un mois plus tôt et  un peu plus au nord ?

9 décembre 2010

67. Le cheval mort.

Tu le sais bien, Moab n’a rien qui mérite le détour. Voilà pour la théorie. La piscine de l’hôtel est assez chaude pour y tremper sans mal, assez fraîche pour n’en point sortir quand le soleil se déchaîne. Ce n’est pourtant qu’une tache d’eau dans un océan de béton sans ombre pour suggérer une sieste. Le cocotier est un poteau électrique, le bar une machine automatique et pour t’aguicher elle ne dispose que de son bruit de compresseur. Personne à l’horizon que le goudron qui fondoit.

En pratique, le petit bain t’a ragaillardi, et tu n’as pas voulu laisser le soleil se coucher sans toi. Il y avait des histoires de confluence à vérifier, Green River sur Canyonlands, il y avait l’autre côté où aller pour voir si nous étions bien en face. Green River. Ce torrent faisait des miracles à ce qu’on t’en avait dit, creusant sa tombe plus sûrement que le modeste Colorado du voisinage, et si tu ne te dépêches pas tu ne vas rien voir de leur rencontre ni de l’île dans le ciel.

N’est-ce pas ce que tu as toujours cherché sans jamais t’en satisfaire, ces promontoires ouverts sur l’immensité de ton néant ? N’est-ce pas ta propre mort que tu poursuis, que tu voudrais mettre au pied du mur, au défi, atteindre ce moment où plus rien n’est possible au rêve que de s’éteindre ? Impasses. Ton Graal est un mur pisseux fermant une ruelle obscure, un passage interdit cerné de barbelés et d’hommes en armes, un pont d’Avignon où il ne reste plus qu’à danser sans espoir, le fin fond du diable Vauvert.

Quel diablotin me pousse ainsi dans les voies sans issue ? Je suis terrien, terrestre, terre à terre. Les pieds dans la glaise et rien d’autre, je ne sais ni voler ni nager ni gravir, je rêve jour et nuit d’horizons lointains et de grands espaces où me perdre, où rouler sans fin, l’œil hébété sur la ligne immuable, et soir après soir j’observe ma journée de silence et je ne vois rien de ce que pourtant les kilomètres et les heures témoignent de ce que j’ai vu. Je sais que ce voyage aboutira à un point culminant, je sais qu’il n’y a rien au-delà, que le bout du bout, Leuca en Italie, Tarifa en Espagne ou São Vicente au Portugal, ne donne rien de plus que la mer, le continent d’en face ou l’océan, et que le haut du sommet de la tour de la forteresse ne découvre que la platitude du désert des Tartares qu’un tremblement de terre suffira à réduire en poussière.

Rien n’y fait ; je ne saurais m’arrêter dans ma course folle avant d’avoir posé la main sur ces terminus et perdu mes yeux dans la brume mélancolique qui peu à peu noie le poisson.

Le grec aurait construit un bateau et serait parti avec Ulysse comme témoin, le tartare aurait pris son chameau et la tête de la caravane. Je ne sais pas marcher sur la mer ni chevaucher les sables, je reste sur mon rocher et je les regarde se dissoudre dans leur mort, celle que je suis venu saluer, puis je tourne le dos et je rentre chez moi.

Alors, de nouveau l’on entend ronronner le six cylindres, et te voilà sur la route à remonter la longue pente qui va te conduire au plateau, la table, la mesa où tu iras voir Dead Horse Point, puis où tu reprendras vite le chemin de plus en plus étroit qui conduit au bout du bout, comme toujours. A la pointe du triangle, les deux rivières t’enserrent, la verte à droite encore ensoleillée de rouge, la colorée à gauche désormais dans l’ombre. La strate haute repose sur d’autres strates en marches successives et la route se faufile parmi les rares buissons. Green River et Colorado River chacune s’entraîne de son côté et tu vois bien leur compétence égale à ronger les grès, les marnes et les calcaires, et dans le tréfonds encore lui, les cristallines primales.

La strate se désagrège devenue trop étroite et la route vaille que vaille se faufile à moins que ce ne soit toi qui t’obstines. Le ciel en face s’agrandit, illuminé de couchant, tandis que les couleurs vantées des magazines s’en donnent à cœur joie d’être plus vraies que sur les chromos avant peu à peu de se confondre en un mélange gris fumé impalpable. Comme souvent dans ces moments de fin du monde, le temps semble prendre son temps et l’univers tourner au ralenti. Enfin la route forme une boucle et se referme sur elle-même.

Là, tu assisteras, hébété de fatigue, à la victoire recommencée de l’ombre sur la lumière, à l’extinction des reflets dans l’eau lointaine des deux rivières complices, à la montée de l’obscurité qui va transformer un panorama fabuleux en gouffre effrayant au fond duquel tu devineras deux ou trois lumignons errants, promeneurs surpris, rangers en surveillance, véhicule de garde, corbillard mutique. Inutile de vouloir escalader le mur de ton impasse. Ton demi-tour sera laborieux, tu n’auras même pas engrangé de photographies et tu reviendras sur tes pas médusé de tant de beauté et chagriné de ne pas en être.

Il t’appartient d’éteindre tes rêves et de laisser la nuit noire lentement t’envelopper de froid. Tu sais que le voyage est fini. Presque fini. Tu vas gratter quelque bonus comme on dit, et tu les raconteras, il te reste encore trois jours, mais plus dure sera ta chute si tu insistes trop. C’est là, sur ce perchoir à regarder le Colorado dévorer son affluent vert, que tu comprends ce qu’il te reste à faire.

A ta droite, voici le Cheval Mort de tout à l’heure, tu devrais bien le voir, que le voyage s’achève.

18 juin 2010

66. Moab.

Je n’aime pas ce nom. Il sent le raide pionnier dans son chariot, collet monté et chapeau droit, et Madame enjuponnée dans la chaleur. Le protestantisme dans toute sa rigueur s’abat sur le désert, qui n’en reviendra pas. Après les premières bouffées rencontrées aux portes de la vallée des Dieux, je me voyais déjà cerné dans cette ville. Pourtant, j’en savais les habitants Moabites, et un puritain moabite est trop oxymore pour être tout à fait mauvais. J’avais raison sur ce point, la vérité m’oblige à écrire que je n’y ai pas été persécuté et que cette ville, au demeurant sans intérêt particulier, est une excellente étape pour parcourir les derniers parcs du voyage.

Les villes ne naissent jamais par hasard, même en ces terres de conquêtes injustes et brutales, où chacun se déclarait possesseur de ce qu’il n’avait pas sous le seul prétexte qu’il avait posé le pied dessus. Même les villes nouvelles implantées par des politiciens mégalos et construites par des architectes fébriles ont un passé, une histoire, un pourquoi du comment. Il y a toujours une rencontre, une traversée, un concours, un croisement, un relai : une calanque devient vieux port, une île devient pont, un croissant de lune se marie avec les graves, sept collines se répondent. C’est le fond d’un estuaire, un plateau dominant, une rose des vents, une confluence honorable. Il faut toujours trouver le petit cristal d’où naîtra le grand conglomérat, la ville champignon, la mégapole tentaculaire. Sans le petit cristal, on ne comprend pas ce qu’on fait ici, visiteur ou visité, et qui aime sa ville le sait.

Autant Mari que New-York, Babylone que San Francisco, Naples la ville neuve que Villeneuve-sur-Lot, autant Rome que Paris, aucune ville ne naît du hasard et ce n’est pas Moab qui me contredira.

Tu traverses la ville en arrivant par le sud, après une interminable descente entre les rochers, mais si tranquille que tu n’as pas remarqué que la route descendait, sauf cette curieuse impression de silence en roulant comme une conversation interrompue, combien, trente, quarante kilomètres ? Tu passes un pont sur une rivière, puis quelques maisons, et te voici de nouveau entre les rochers sur la route qui monte, interminablement. Tu as passé la ville, il faut revenir. C’est petit, Moab, c’est simple, la grand-route et puis c’est tout. Quelques blocs de part et d’autre, quelques magasins, quelques hôtels, si tu avais cherché le centre ville et ses rues entrelacées, tu te serais trompé de continent.

Tu n’as pas remarqué le pont sur la rivière, ou plutôt ta vieille défroque d’européen t’a empêché d’en noter l’étrangeté. Un pont sur une rivière, n’importe quelle ville te l’offre, que ce soit grand fleuve ou petit ru, et souvent, dans une ville inconnue où désespérément perdu tu cherchais ton chemin, le pont sur la rivière t’a sauvé la mise. Le centre n’en est jamais loin, avec ou sans méandre.

Mais après des heures de soleil immobile sur des rochers brûlants et des vallées sèches menant au grand néant de nulle part, tu aurais pu t’inquiéter de traverser le Gave du Pau sur un petit pont comme chez nous, tu aurais pu voir comme il était incongru ici au lieu de l’ignorer banal. Tu aurais dû deviner qu’il s’agissait bien du Colorado lui-même, qui se trémoussait là sous le pont ordinaire et tu aurais compris que tu étais descendu jusqu’à lui comme naguère à Lee’s Ferry, à huit cent kilomètres en aval. Moab est née là, au carrefour du Gave et du chemin.

Comme toutes les villes, Moab s’était posée au bord de la longue piste qui venait du plateau et allait y remonter assez doucement pour que les chariots traversent sans mal. Comme toutes les villes, Moab attendait le voyageur dans sa drôle de boîte à roulette, et savait qu’il lui laisserait quelques traces de son passage, sonnantes et trébuchantes. Les villes sont toujours des affaires de voyageurs qui s’arrêtent, fatigués et curieux. C’est pourquoi il leur faut des gués, des ponts, des carrefours et des octrois, des calanques et des baies, des estuaires et des portes : une Porte d’Or, une Porte Dorée, une Sublime Porte, une Porte d’Enfer, et la Puerta Del Sol.

Il était temps. Quelques miles en aval, le Gave sera devenu la grande blessure continentale infranchissable ; Moab me plut, j’y fis escale, deux nuits.

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13 juin 2010

65. la pierre qui parle #3 - La voix.

3. La voix.  


Et soudain le rocher te parle. Ce n’est pas un discours, encore moins une traduction des signes. Ce n’est pas un haut-parleur caché qui te débite des chants folkloriques ni trucage ni vibration de l’air. Tu viens d’être avalé par les traits de charbon de bois s’ils en sont, parce que deux mille ans de plein air nuit au charbon de bois, il s’agit d’une autre mine, et ils résonnent comme autrefois ils raisonnaient dans la tête du sorcier, du chamane, du griot, du gourou, qui les traçait lentement avec son bâton à salir les mains, peut-être en crachant au fur et à mesure pour fixer le trait.

Ce sont les ruminations du derviche que tu entends sans comprendre. On dirait qu’il est en colère. Tu es en colère et il a deviné que tu le serais, tu es en colère et ce que tu entends n’est rien d’autre que ta colère, pourtant tu pourrais à cet instant précis jurer et grommeler que le rocher grommelle et jure. Avec ces sorciers il faut s’attendre à tout, même à ce qu’ils te fassent croire à l’invraisemblable, même à ce qu’ils te précipitent dans la superstition. Ces signes venus du passé et qui se montrent au passant présent fascinent et entêtent. Prends garde à toi : sous prétexte de retrouver les vieilles valeurs ancestrales, les grandes sagesses des plaines et des montagnes, tu vas en oublier les fondements de la raison, la nécessaire impartialité, l’indispensable recul.

Les cérémonies de retrouvailles avec la terre-mère et autres billevesées, quand bien même elles ont pour objet de défier les puissances financières et les exploitations massives, ont un relent de superstition qui les rend aussi dangereuses que le mal qu’elles prétendent conjurer. Alors prends garde à cette corde tendue entre le passé et le présent, à ces voies, à cette voix, et observe les dessins charbonneux pour ce qu’ils sont, des témoignages de la vie qui fut et qui n’est plus, des souvenirs de gloires passées qu’on peut, qu’on doit préserver, et rien d’autre.

Je sais que tu as envie que cette corde existe : elle te permet de partir en un instant à travers les âges, de laisser vaguer ton imagination entre deux eaux troubles sans craindre de te perdre, un coup sec et te voilà de retour hic et nunc. Je sais que sans ces absences les interminables paysages de l’Ouest t’auraient endormi depuis longtemps, ils te l’avaient dit les raisonneurs de salon qu’on s’ennuyait ferme dans le désert, et tu les as fait mentir. Ton secret est là, dans la corde, dans les voix secrètes, dans les rêves d’enfant et dans les inventions de vieillard. Tu n’es pas dupe des magiciens, mais tu aimes bien les regarder dans les yeux, pour y deviner le trouble qu’y fait naître ton incrédulité farouche. Ils s’égosillent, et tu les entends de a à z, ces sorciers qui n’ont pas su sauver leurs peuples.

Je reviens péniblement à la voiture. ‘Aliénor s’impatiente, que peux-tu faire ainsi des heures devant les dessins ? J’ai fait une photo de la dalle entière, pour qu’un jour je m’applique à les recopier sur une feuille au fond de mon réduit de Billancourt. Y trouver un rythme au moins, à défaut de comprendre, je ne suis pas Champollion et je suppose que tout le monde sait ce que signifient ces dessins, il suffit de trouver la bonne adresse. Va-t-elle résonner dans ma cave, la photo, comme le fait le rocher ici ? Bien sûr que non, la photo est autre chose qu’une simple réplique, elle est aussi essentielle que l’original mais de son essence à elle, non de celle qu’elle a utilisé pour apparaître.

Les dessins sur la photo sont mes dessins. Ils ont échappé aux noirs desseins des sorciers. Je n’ai rien volé, mais je vais devoir devenir chamane à mon tour pour que la photo ait un sens et que d’autres qui la regarderont entrent en résonance avec mon silence.

Les dessins de la photo sont taiseux.
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7 juin 2010

65. La pierre qui parle #2 - La voie.

2. La voie.


La route serpente entre deux courtes falaises. Le fond du vallon est plat et là où l’eau est supposée couler coule une bande verte d’herbe tendre et d’arbustes graciles. Elle est là l’eau, protégée du soleil absolu par une fine épaisseur de roche perméable. L’eau court en secret.

Voilà une bonne demi-heure que nous descendons. Nous avions rejoint la route du programme où l’on  nous avait dit qu’il y avait des rochers qui parlent, il suffisait d’ouvrir l’œil. Du plateau s’était esquissé une marche d’escalier de part et d’autre, devenues murets, puis la bande verte était apparue une fois le muret assez haut pour être infranchissable, dix mètres environ, deux miroirs nous encadrant, bien droits, écartés de trente à cent mètres selon l’humeur, voilà où j’en étais. La rivière enfouie court à sa perte, je sais que là-bas, le U rectangulaire deviendra canyon et s’unira dans un jaillissement de rochers chaotiques et se sculptures folles avec le Colorado. Au-delà des rochers parleurs, c’est cette confluence que je veux voir.

Pour le moment, l’œil aux aguets, ‘Aliénor cherche les sons annoncés à chaque faille, à chaque éclat, à chaque dalle. Une petite flèche nous met sur la voie, il ne sera pas dit que le touriste est négligé. Tu ne la vois pas, la flèche, si tu roules à plus de vingt kilomètres à l’heure. Plus étiquette que pancarte, elle est assez éloquente pour nous conduire tout droit au spectacle cherché. A cet endroit, le vallon s’élargit, la bande verte devient fourré, dédale, Venise sans eau, Knossos sans Ariane. Il ne faut pas être savant pour sentir dans cette crique un lieu de vie, un lieu d’avant le grand malheur indien.

Cinq siècles, ou dix, vingt, mille ? Je laisse discourir ceux qui savent, avec leur carbone et leurs appareils, en espérant qu’ils parlent juste parce que je tiens à apprendre. Mais ici nous sommes, tous les deux, et je préfère aller à l’aventure dans ce qui m’est inconnu, à mon aventure, et ceux qui sont passés il y a longtemps je préfère les appeler indiens et les emplumer comme je veux.

La dalle est couverte d’inscriptions. Des formes géométriques, parfois explicites, une silhouette humaine ou une tente, non je ne dirai pas wigwam pour faire le malin et je ne sais pas si le mot est opportun, des lignes brisées, des ronds, enfin, bien ordonnés.

Je les regarde en suivant le sens de ma lecture puis en errant à la recherche d’images semblables pour les compter, les relier, puis au hasard des hochements de tête et des clignements des yeux, comme une mouche affolée dans la lanterne.

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1 juin 2010

65. La pierre qui parle #1 - Redescendre.

1. Redescendre.


N’oublie pas que tu n’es pas d’ici, que les heures sont comptées, les jours même, et que les réserves d’essence et de dollars ne valent guère mieux. Tu ne verras plus le plateau du Sud, et si tu espères encore pour la Grande Fissure, tu sais qu’il te faudra trouver quelque tricherie, quelque expédient, pour un dernier accès, juste un dernier, un petit dernier.

La route se rétrécit et tu commences à craindre le demi-tour. Déjà ‘Aliénor fronce un cil, tu n’as pas su lui expliquer ta bifurcation au feu, pour voir avais-tu dit, on va voir ce qu’on va voir, tu le sens venir celui-là. Sans compter que c’est déjà trop étroit pour une manœuvre, catxcat mais pas trop. Trente kilomètres en marche arrière, non merci. Tu insistes dans le piège.

Tu insistes.

Là-bas tu as cru voir un reflet métallique qui pourrait être une voiture en contrebas. Je tourne à la prochaine à droite, annonces-tu avec l’aplomb de celui qui est passé là des dizaines de fois depuis toujours. Le carrefour se fait attendre, le chemin est de plus en plus instable, deux voies juste à la largeur des roues serpentent parmi les éboulis, deux rails hésitants. Sans ces deux bandes, tu serais bien incapable d’avancer. Faut-il faire durer l’incertitude ? Le voici, le carrefour, je ne sais pas depuis quand tu l’attends, je ne vais pas m’éterniser d’écriture pour une fin que je connais déjà, et tu tournes à droite sans un mot de victoire, ce serait reconnaître ton inquiétude. La route descend directement dans la plaine au Nord, dans la bonne direction, et trop heureux de l’aubaine, tu saisis la chance et tu abandonnes sans y penser tes envies de Sud panoramique, de promontoire Ouest, ni Finis-terre ni Cap Leuca.

Tu n’as pas fini de te perdre en détours, le soir est encore loin et les rochers ne t’ont pas encore parlé.

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23 mai 2010

64. Les grands chemins.

Les illusions du matin se dissipent, il suffit de quelques degrés de rotation de la terre. Le soleil monte, comme l’on dit imprudemment, confondant ce qu’on voit et ce qui est. Les géants prennent leur forme rocheuse, un peu triste de nous voir partir, et je sais comme toi que ce n’est pas la pierre qui pleure la fin de la récréation mais moi seul. Inutile de se voiler la face, la grand’ route est d’un banal à dérouler son ruban, elle coupe le chemin poussiéreux de ses camions entrecroisés, et après avoir sagement respecté le signal, un camion peut en cacher un autre, nous nous y lançons pour reprendre notre marche funèbre.

Vallée des dieux, adieu. J’ai fait de mon mieux. Je vous ai laissé vous ébattre au milieu des formes du désert, dans la poussière légère et dans les rayons du soleil, mais il n’y a pas de Saint-Esprit pour sauver le monde, ni le mien ni le vôtre, il n’y a point de nourriture céleste, Apollon peut aller se rhabiller, bel homme mais marbre pâle, le terre-à-terre revient au galop, il faut trouver dans les deux cents prochains kilomètres de quoi manger de quoi boire, au moins une fontaine au moins un resto. Sinon le plaisir des sens, au moins le besoin de la chair.

Tu ne sais pas encore compter en miles, mais tu as trouvé table accueillante après cent-quatre-vingt-dix-huit bornes. Un hamburger, quelques colas et un petit somme plus tard, nous voici repartis.

Juste en partant, un feu tricolore nous demande d’attendre un bon moment que personne ne soit passé dans le carrefour pour nous éclairer de vert. Sans hésiter, comme s’il en relevait de la nécessité la plus immédiate, comme si tout avait été prémédité depuis longtemps et consigné dans le grand livre des destins universels et immanents, je prends à gauche au feu. Moab est en face, encore très loin, et il n’y a rien vers la gauche, pas même un paysage aguicheur, quelque diable tentateur. Bâbord toute. Face à la montagne ; l’inévitable montagne qui surgit dès que tu t’écartes du grand chemin, de la route facile qui contourne les obstacles et suit les pistes de tous les temps. Va pour la montagne.

Tu n’as pas affaire à forte partie. Elle ressemble plus à un terril qu’à un plissement ; un entassement laissé là par les flux et les reflux, après que la mer a tout rogné de ce qui dépassait laissant à nu le plateau lorsqu’il a surgi entre les deux cordillères, aux grands chambardements d’après les dinosaures. Il lui faudra attendre encore longtemps le travail du vent et des eaux avant de devenir à son tour vallée des dieux. Le catxcat monte lentement la petite route, dévoilant peu à peu les horizons lointains du Nord et de l’Ouest, ces horizons traversés par la Grande Fissure Sacrée. Les buissons d’épines sont devenus arbres familiers, sapins ou mélèzes. Sapins ou mélèzes ? Familiers en tout cas. Tu aurais aimé que s’ouvre une brèche vers le sud, pour élargir l’angle du panorama, découvrir, deux cents kilomètres en contrebas, les vallées où tu rêvas, la monumentale et la divine, et le pays des Navajos, mais tu sais qu’il n’en sera rien, il faut qu’ils aient disparus pour peupler tes nuits à venir.

La route n’atteindra jamais la crête, leurs deux lignes font ce que font depuis Euclide toutes parallèles dignes de ce nom. Tu aperçois le sommet du terril, à l’Ouest, bien au-delà de la disparition des mélèzes, là où les éboulis se déversent dans la grande crevasse. Non, n’insiste pas, ce bout là n’est pas pour toi, il  vaudrait mieux que tu cherches une route à droite pour retrouver le chemin, ne vois-tu pas que la chaussée se dégrade, se rétrécit, que toute cette aventure ne mène nulle part. Promontoires, avancées, péninsules, il faut savoir rester à jeun parfois, ne plus se poser où le regard se perd à l’infini, là où il ne reste que l’impasse. Toute cime est une fin, toute vigie un terminal et Guernesey un cul-de-sac.

Tu renonces.
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4 mai 2010

63. MONUMENT #3 - Le chemin des Dieux et ce qui s’en suivi.

3. Le chemin des Dieux et ce qui s’en suivi.


Je suis resté très gamin, rien que le mot de Moabite me fait rigoler. Les purs et durs bibliques me montreront du doigt, et les mormons ne seront pas les derniers. Déjà la veille je ne m’étais pas fait des amis d’eux, alors, une si débile rigolade, tu penses. Petit con d’ado !

C’est pourtant ce que tu comptes être le soir même, Moabite, malgré l’excuse de la durée déterminée, deux soirées tout au plus. Tu n’as encore rien réservé et il te faudra arriver assez tôt. Tu ignores encore que le chemin des dieux ne se roule pas dans le sable en indifférence kilométrée, et qu’il te faudra du temps de contemplation. Tu ne sais pas encore qu’après les dieux et les déesses, vont te détourner du droit chemin un massif volcanique, une gorge profonde, un chaos de rochers gravés, et quoi d’autre ? Comme s’il te fallait des tentations pour succomber.

Tu connais la règle, l’ampleur du désastre en distance en temps en carburant de chaque détour, tu la connais par cœur, et en toute connaissance de cause tu vas te jeter dans tes péchés mignons aujourd’hui. Que le voyage peu à peu tire à sa fin ne va pas réduire tes incorrigibles irresponsabilités. Tu ne sais pas encore en mettant le contact pour ébrouer le six cylindres que ce programme impossible sera entièrement accompli ce soir, au mètre près, à la seconde près, au litre près. Tu ne le sais pas car tu ne l’avais pas prévu, ce programme.

Rouler sur le chemin des dieux qui serpente dans la vallée fossile semblait ne jamais finir. Chaque tour engloutit une merveille et la remplace par quelque autre qui va jouer un temps avec le soleil. J’avais invoqué Apollon dans ma grandiloquence amorale et les esprits chagrins au-delà de l’emphase me reprochent déjà cet occidentalisme envahissant. Ici, pays des Navajos, point besoin d’Apollon pour arrêter le char solaire, les dieux du coin suffisent. Sans vergogne, je garde mon dieu grec ; je le connais mieux que ceux d’ici et je le pense en bonne compagnie. Je suis sûr qu’ils ont des choses à se dire, et qu’ils se trouveront des amis communs, des ennemis semblables. Il ne faut pas avoir peur de transporter nos dieux avec nous et de les montrer à ceux qui nous reçoivent : ils n’ont pas besoin d’être ménagés et doivent se frotter à d’autres esprits, si nous voulons continuer à croire en eux, c’est-à-dire en nous.

Dans l’Olympe des Navajos, il va se trouver quelque Aphrodite de bonne humeur et leurs descendants bientôt peupleront un nouveau monde. Les paganismes ont ceci de terre à terre qu’ils se comprennent entre eux sans traduction ni dogme, sans bain de sang. Que celui qui n’a jamais tenté de traduire Homère en Navajo me jette la première pierre, me lance la première flèche.

Il se plaisait dans ce lieu, mon beau mâle mythologique, à peine levé de sa nuit. Il prenait soin de ménager ses rayons pour que l’air reste encore frais, juillet n’en déplaise, et de les maintenir assez inclinés pour que dieux et déesses jouent avec selon que je roule vers le Nord-Est puis vers le Sud-Est, puisqu’il faut paraît-il des directions à mes détours.

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2 mai 2010

63. MONUMENTS #2 - La nuit des rois.

2. La nuit des rois.


Nous avons bien dormi dans la vallée des Dieux, comme des rois. Le vent tranquille chuintait dans la frisette, et la rumeur des buissons frottant leurs épines traversait les interstices et les rondins. Le grand lit conjugal avait oublié l’austérité hostile des Thénardier et semblait nous promener en lévitant dans la foison du désert obscur. Etaient-ce nos rêves, nos désirs, pour qu’ainsi craquent les planchers et les plafonds, pour qu’ainsi tanguent le sommier et son matelas ? Aux péchés capitaux dont nous avions dû sans le savoir nous rendre coupables aux yeux puritains de l’Utah, il fallait que nous ajoutassions la luxure et le subjonctif.

Cette nuit sans toucher terre me permit d’être sur le pas de ma porte, sous l’auvent, la chambre donnait directement sur le désert, frais et dispos pour contempler le lever du soleil, spectacle qu’il m’est peu donné de voir. L’habitude parisienne de lève-tard, la nécessité de savoir chaque matin que le monde a recommencé de tourner avant de pouvoir me lever, font que je ne sais du lever de soleil que son inévitable quotidien et son retour éternel. Un Apollon rassurant, en quelque sorte. Les civilisations qui chaque nuit tremblaient que la survenance matinale ne se produise plus ne sont pas de mon ressort.

Rien de tel ce matin là, et je n’avais pas mal aux dents. Premier debout, je fus celui dont le monde a eu besoin pour repartir. C’est le sentiment qu’éprouve celui qui veille quand tout dort, peu avant la fin de la nuit, c’est le sentiment que j’éprouve chaque fois que le hasard m’a tenu éveillé au bon moment. Dormez, braves gens, je veille, je suis là, il ne peut rien vous arriver.

Etrange pensée qui me traverse, étrange puissance dérisoire, étrange orgueil, que seule la rareté des moments rend plausible. Les formes tourmentées de la nuit se sont effacées dans la brume légère, les monstres se sont figés en rochers, plus étranges encore en sculptures diurnes qu’en nocturnes chimères. Des centaines de Monuments Valleys en réduction sont nées dans la lumière nouvelle et se préparent à jouer avec Apollon. Réduction, tu as dit réduction. Moi, j’ai dit réduction ? Ces monuments sont de gigantesques monolithes s’ils sont moins célèbres que leurs frères voisins du Sud usés par le cinéma, ils sont des milliers dans la plaine, et vestiges comme leurs frères du recul des falaises là-bas, loin dans le contrejour naissant, là où tu sais que te mène ta route si, au lieu de rêvasser tu t’occupais du petit-déjeuner.

Les austères qui ne rient pas t’ont tout laissé en évidence, les pains les œufs les saucisses et les boulettes, l’huile et la margarine, casseroles et poêle, et un mètre cube de café chaud. Malgré leur tête de mormons, ils t’avaient laissé les clés du royaume et, bien avant l’aube, étaient partis faire quelques emplettes à la ville voisine, soit une journée de route aller-retour. Seul devait rester l’hors d’âge malicieux mais tu ne l’as pas vu. Tu aurais pu continuer ta contemplation, ‘Aliénor s’était occupée de tout et tu t’es assis devant le café clairet et brûlant, tu as mangé tes boulettes grasses et tu as pu ainsi assister la naissance du jour et de l’ocre planète.

Souvenons-nous en bien : sans toi ce jour là, il n’y aurait pas eu de premier juillet deux-mille-deux.
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11 mars 2010

63. MONUMENTS #1 - La réprobation.

MONUMENTS.

 

La réprobation.

Nous sommes revenus à la grand-route, avec juste ce reste de jour qui nous permit de trouver la bonne piste, celle du droit chemin, celle de l’est, celle qui se précipitait dans la nuit. Là-bas était le logis et le dîner. Une petite ampoule se dandinait au bout d’un fil, bien à l’écart de la piste. Mais dans la nuit complète maintenant, on ne voyait qu’elle et trouver le chemin qui y conduisait fut facile. Notre étape était assurée, la chambre nous attendait et le petit coin cuisine pour réchauffer nos provisions. Le doggy-bag de midi n’allait pas faire long feu, nous savions que les tenanciers ne tenaient pas à nourrir.

 

Malgré la température résiduelle du soleil de la journée qu’un début de vent nocturne ne réussissait pas à modérer, l’accueil a été plutôt froid. Professionnel mais froid. Etranger ? Pire qu’étrangers, français ? Retardataires, de surcroît, et hirsutes ? On sent ces choses là, ces je ne sais quoi de sévère qui nous accusent quand rien ne transpire, ces sournoiseries de regards, ces réticences mentales. Mais rien n’est prouvé, rien n’est explicite, et je pourrais m’accuser moi-même de mes propres fautes s’il y en avait d’autres que ces suppositions anodines. Qui se sent coupable l’est peut-être vraiment et l’ignore. Ainsi va l’esprit qui cesse de lutter contre lui-même.

 

Non, je sais faire les différences, et je me souviens bien que nous n’avons pas été bien accueillis bien que personne n’ait démérité, que la chambre fût coquette, que le service fût suffisant, qui rien ne fût refusé. Ces regards silencieux et fixes, ce silence de quatre personnes dont aucune ne se lève à notre arrivée, ces gestes parfaitement adéquats et compréhensibles remplaçant toute parole, un drôle de règne minéral dans le seul lieu habité à vingt kilomètres à la ronde, au milieu d’un désert infiniment plus bavard.

 

Il n’y eut guère que le petit vieux installé à l’écart dans son rocking-chair digne de la Monument Valley qui, par un clin d’œil enjoué et un sourire en coin, me fit savoir son idée sur sa descendance condescendante et que j’avais bien raison de penser ce que je pensais. D’ailleurs il ressemblait un peu à Pierre Dac. Alors, à la grande joie de l’ancêtre, m’installant après dîner sur la véranda commune pour profiter du vent enfin devenu frais, j’ai allumé un cigarillo, dos tourné au quatuor, un Davidoff de Jamaïque acheté hors taxe à Roissy à mon départ. J’ai seulement senti, comme une piqûre de guêpe à la nuque, la brûlure de la réprobation.

 

 

20 janvier 2010

62. MONUMENT #5 - Le baiser en chocolat.

5. Le baiser en chocolat.


Plus tard, beaucoup plus tard, des années plus tard, je trouverai par hasard dans des revues, des publicités, des expositions, la trace de ce lieu invraisemblable qui ne fut donc pas rêvé, brouillé par les rétines aveuglées de soleil couchant, ce point de presque non-retour où mon savoir géographique s’est trouvé pris au piège.

Quelque photographie aérienne glanée au hasard des livres ouverts sur des étals, un peu floue dans sa reproduction maladroite et interdite.

J’avais appris sagement ce qu’était un méandre, et même un méandre encaissé. J’avais vérifié cet apprentissage scolaire en vacances, parcourant sur mon vélo infatigable les routes, toutes les routes, du Périgord, de cingle en cingle, de Limeuil à Trémolat, de Sarlat à Domme, de bastide française à bastide anglaise, de Mareuil à Biron, de Duras à Belvès, des amours de Marguerite à ceux de Brantôme, du sage Montaigne au fou de Tourtoirac.

J’ai descendu la Seine ses tours et ses détours pour mon métier puis le Méandre lui-même autant revenir à la source tant qu’à visiter, et ce que je voyais là, dans mon impasse, dépassait l’entendement, la raison, le discernement géologique et la tectonique des plaques.

La chute de San Juan dans Colorado est dit-on un baiser en chocolat, pour celui qui fait semblant d’y croire. C’est en vérité un baiser de cobra. Très loin en amont de la langue d’eau qui se précipite dans le canyon en un tourbillon aggravé de photo-chope, sont les contorsions du serpent. Sous mes roues, quatre ou cinq-cents mètres en contrebas, se tortille la rivière en méandres si serrés qu’on en voit cinq de la même plateforme, tous enserrés dans leurs falaises, une sorte de labyrinthe pour minotaure géant. La large rivière encaissée de si haut semble un filet d’eau au fond de son travail d’érosion, laissant à nu mais intacte toute la hauteur restante, on pourrait marcher sur les fines crêtes, négatif des détours de l’eau. Le cobra est replié tout autour du petit belvédère qui me laisse juste assez de place pour me retourner, ‘Aliénor me supplie de ne pas m’approcher du vide, mais je ne puis faire mieux que de me laisser aspirer dans la fascination.

Seul un œil de poisson peut tout saisir dans une seule image, et comme le soleil était encore de la partie, les ombres venaient jouer avec les pentes en laissant ici et là des crêtes lumineuses, des pointes éclairées, des étoiles de cailloux.

Une petite heure est si vite passée à regarder le cobra dans les yeux. Je n’ai jamais vu la langue ni le chocolat, en supposant qu’ils existent ailleurs que dans mes propres labyrinthes, mais j’ai bien vu les muscles du venin se contracter longtemps à l’avance.

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21 décembre 2009

62. MONUMENT #4 - Impair et impasse.

4.    Impair et impasse.


Les détours, les contours, les retours et le rebours se comptent en dizaine de miles, en heures de route, en journées de cheval, en lunes de marche. Le temps de t’apercevoir de l’anomalie et tu as perdu une semaine. Ne me regarde pas de cet air ahuri, je sais bien que tu n’as perdu que trois heures et qu’elles valaient la chandelle.

Soleil plein la vue, tu t’es obstiné, ton instinct, ton rêve de bouts et de promontoires, ton désir d’impasses. La grande fissure du plateau n’en avait pas fini avec toi, et tu le lui rendais bien, vos intimités n’étaient pas encore fatiguées l’une de l’autre, alors tu devais encore lui rendre visite. Tu ne croyais pas le savoir en t’obstinant contre l’avis de ta passagère, mais tu le savais bien vieux filou, tu voulais en avoir le cœur net de ton affaire de cœur.

Colorado ne te suffisait pas, il te fallait San Juan pour toi seul. Tu t’imagines que les deux s’unissent quelque part dans une cascade de baisers en chocolat parce que tu as décidé qu’il en était ainsi alors que pas du tout probablement, là-bas encore plus loin vers le soleil, mais ce ne sont pas les deux rivières ensemble qui t’attirent, c’est l’une et puis l’autre. San Juan était un mot perdu sur la carte et tu la veux en fil d’eau, nue dans sa roche. Ce détour est le seul moyen d’y parvenir, et tu t’es perdu au mépris de la boussole, de ta logique géographique, de ton orientation légendaire, ta science du paysage, et tu t’es obstiné dans ton erreur une heure et plus en contre-jour. Puis tu as reconnu l'impair, bien obligé il restait juste assez d’élargissement pour faire demi-tour au fond de l’impasse, et tu es revenu sur tes traces encore une heure perdue mais sans contre jour, face au ciel noir de la nuit qui s’abat. Tu roulais plus vite. Sans contre jour et sans curiosité.

Parce que la curiosité avait été satisfaite au-delà de tes espérances. Parce qu’une heure aller et une heure retour ne font pas trois heures et que tu as passé l’heure manquante à récupérer ton souffle. Parce qu’au bout de l’impasse où tu t’étais fourré t’attendait tout bonnement une merveille du monde que tu n’attendais pas.

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19 décembre 2009

Aparté.

SanJuan

Edition du 20 décembre.

Je ne suis pas sûr d'avoir eu une bonne idée en posant cette photo aérienne pour illustrer mon propos. Maintenant je l'ai fait et je laisse. Mais fallait-il illustrer, franchement?

N'est-ce-pas détruire l'idée même de ce récit? Aucun cobra n'est visible dans cette image, aucune langue de chat, aucun chocolat, alors à quoi bon? Le cerveau n'est-il pas assez grand pour contenir tout ce qu'il a envie de contenir, sans lui tenir la matière grise par la main.

Encore heureux, j'ai un peu flouté, et la photo n'est pas de moi, la photo n'est pas ce que je vis, n'est pas ce que je vécus, n'est pas ce que je vainquis. Il en est qui arrivent à y lire des panneaux et j'en suis consolé, le cerveau a repris sa liberté.

Et que personne ne s'imagine que la façon dont je crois que cette rivière sans andrem mais serpentine à coup sûr va se jeter dans la fleuve comme je prétendrai qu'elle s'y jette, j'invente ce que je ne vois pas, et il se pourrait que j'invente aussi ce que j'ai vu.

Va savoir, et sinon, va voir.



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7 décembre 2009

62. MONUMENT #3 - Un chapeau mexicain.

3.    Un chapeau mexicain.


Suis-je vraiment obligé ? Dois-je vous faire subir la punition de voir le rêve éclater sous la lapidation des mots descriptifs ? Lumière verticale, couleurs chatoyantes, chaleur rayonnante, piste balisée et chemin interdit, où se croisent catxcat et cavaliers, car il y a aussi un parcours pour cavaliers, ceux qui s’y croient d’ailleurs ils sont déguisés mais est-ce un déguisement ? Les touristes à cheval vont plus loin dans les recoins que les catxcat et c’est heureux, dans l’ombre plus chaude des falaises et de leurs témoins figés.

Je n’écrirai rien. Je te laisse rêvasser en Technicolor, mon fujichrome n’est pas à la hauteur ; je quitterai la vallée longtemps avant le coucher du soleil pour éviter le cliché, pour laisser le soin de graver leur silhouette à tous les pauvres cowboys solitaires de la terre. Je suis déjà à Mexican Hat, moi aussi je suis loin de mon foyer et j’ai un logement à trouver plus au Nord.

J’ai même eu le temps de faire ma petite halte en haut de la ligne droite, juste après le virage, pour le contre-champ en contre-jour.

Mexican Hat, petite bourgade de désert, avec supermarché, église, bar. Une seule rue pour tout plan de ville, la grand route où passe toute la circulation de la région, et sur la colline voisine un curieux rocher formé d’un petit caillou vertical supportant en équilibre un grand caillou horizontal arrondi et renflé en son milieu, une étrange cheminée de fée courte sur patte, on dirait un chapeau mexicain, on dirait une sieste.

Personne ne connaît Mexican Hat et pourtant tout le monde y passe. Que tu viennes du Sud du Nord, que tu partes vers l’Est racine vers l’Ouest le vrai, tu passes par Mexican Hat et la tête remplie de ce que tu vas voir ou de ce que tu as vu, tu ne vois pas Mexican Hat et son rocher haut de forme. Je suis passé par Mexican Hat et je ne me souviens de rien. Nous étions préoccupés de trouver la vieille piste poussiéreuse un peu plus au Nord qui devait nous offrir Monts et Merveilles le lendemain et surtout gîte et couvert le soir même. Piste secrète, non balisée, oubliée des rubans d’asphaltes rectilignes et triomphants.

Non, je n'écrirai rien. Faut-il dire qu’en cherchant la vieille piste tu as commis une série d’erreurs d’orientation à détruire ta réputation de navigateur infaillible, au lieu même du monde où il est impossible de confondre ouest et est, où perdre le nord une folie dure, ciel sans nuage toute l’année et routes perpendiculaires plus explicites que dix boussoles entrelacées ? Venant du Sud, pour partir à l’Est, tu tournes à droite un point c’est tout. Il n’y a qu’un seul carrefour à cinq kilomètre de la ville, le suivant est cent kilomètres plus loin, c’est simple. Tu as tourné à gauche, car la piste sur la gauche surgissait un peu avant la piste sur la droite, sans plus réfléchir qu’un catxcat sans chauffeur.

Décidément, tu ne veux pas de l’Est d’Eden.

Te voici face au soleil déclinant, il faut bien qu’il décline asteure, solstice ou équinoxe il est toujours un moment de déclinaison. Tu comprends ton erreur, mais c’est plus fort que toi, tu veux aller au bout de ton rouleau, ta pellicule, ton côté tournesol encore un peu plus à l’ouest, les yeux dans les yeux du soleil. Tu refuses d’entendre la raison qui te rappelle que dans ces lieux un détour ne signifie pas trois minutes de soleil en moins, mais trois heures ou trois jours. Tu veux voir le bout. Tu as vu un panneau où c’est écrit là-bas le bout. Alors tu y vas c’est tout.

...

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