31. Les actrices #3.
31.3 – Carreaux Vichy.
La grosse moto était une Harley-Davidson vraie de vraie, on m’a dit récemment qu’on les fabrique à Milwaukee, Wisconsin, et le voisin était probablement le premier client de la journée. Nous n’avions croisé personne depuis le matin, depuis que nous avions bifurqué vers le sud en laissant le Malheur derrière nous. Il aurait dû être le seul et nous voici avec notre catxcat rouge. Il y a longtemps qu’il n’avait pas eu autant de monde d’un coup, Visage Mangé. C’était lui le patron. Cheveux longs était le motard.
Il fallait qu’il parte pour laisser la place. On reprendrait bien la conversation dans trois mois, juste le temps d’un aller retour. ‘Aliénor, toute aimable, lui dit comme il enfourchait : « ah, vous êtes comme Brigitte Bardot ». Enfin, elle le dit en américain, en ce qu’elle estimait être de l’américain, avec cette pointe d’accent de Cambridge derrière l’accent français plus que nature qui fait son charme dans nos soirées anglophones.
Le
gars ne comprend rien et fait répéter trois fois. Nous devinons qu’il
demande de répéter parce qu’il parle la bouillie – pour – les – chats
si typique de la région. La troisième fois, elle se contente de montrer
la moto en disant et mimant Brigitte Bardot. Il garde son impassibilité
hébétée, il fait
un petit salut de la main, et dans un grand bruit d’échappement il part
vers le nord se rapprocher de Malheur pour de nouvelles aventures.
Nous avons vérifié que Visage Mangé savait qui était Brigitte Bardot. Il le savait. Mais nous ne saurons jamais si Cheveux Longs le savait ou non, ni ce que ces français que nous sommes avions tenté d’insinuer sur lui et sur sa moto et sur ses préférences et sur ses opinions politiques, ou toute autre approximation désobligeante. Voyager aux Etats-Unis est un apprentissage des joies bergmaniennes de l’incommunicabilité des êtres. Voyager ailleurs aussi d’ailleurs.
Le sandwich était copieux, la bière était fraîche, le café brûlant, et Visage Mangé un ancien du Vietnam ; le mur tapissé de photos en témoignait. Il n’a pas trop voulu en parler et son américain devenait nettement plus bouillie pour chat chaque fois que nous tentions de l’amener sur ce terrain. Les photos suffisaient à sa peine.
Il nous a conseillé un raccourci pour rejoindre la vie des hommes. Nous l’avons laissé à sa solitude et à ses souvenirs effrayants, et nous sommes partis à notre tour sur une conversation inachevée, en prenant le raccourci du vétéran. Ni le raccourci ni le vétéran n’étaient sur ma carte, ils nous ont fait gagner deux heures.
Les dollars qu’il a récupérés de ses sandwiches, de sa bière et de son café, n’y sont pour rien ; quelque chose me dit qu’il a été content de nous avoir vu de son regard épargné.
à suivre.