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9 décembre 2010

67. Le cheval mort.

Tu le sais bien, Moab n’a rien qui mérite le détour. Voilà pour la théorie. La piscine de l’hôtel est assez chaude pour y tremper sans mal, assez fraîche pour n’en point sortir quand le soleil se déchaîne. Ce n’est pourtant qu’une tache d’eau dans un océan de béton sans ombre pour suggérer une sieste. Le cocotier est un poteau électrique, le bar une machine automatique et pour t’aguicher elle ne dispose que de son bruit de compresseur. Personne à l’horizon que le goudron qui fondoit.

En pratique, le petit bain t’a ragaillardi, et tu n’as pas voulu laisser le soleil se coucher sans toi. Il y avait des histoires de confluence à vérifier, Green River sur Canyonlands, il y avait l’autre côté où aller pour voir si nous étions bien en face. Green River. Ce torrent faisait des miracles à ce qu’on t’en avait dit, creusant sa tombe plus sûrement que le modeste Colorado du voisinage, et si tu ne te dépêches pas tu ne vas rien voir de leur rencontre ni de l’île dans le ciel.

N’est-ce pas ce que tu as toujours cherché sans jamais t’en satisfaire, ces promontoires ouverts sur l’immensité de ton néant ? N’est-ce pas ta propre mort que tu poursuis, que tu voudrais mettre au pied du mur, au défi, atteindre ce moment où plus rien n’est possible au rêve que de s’éteindre ? Impasses. Ton Graal est un mur pisseux fermant une ruelle obscure, un passage interdit cerné de barbelés et d’hommes en armes, un pont d’Avignon où il ne reste plus qu’à danser sans espoir, le fin fond du diable Vauvert.

Quel diablotin me pousse ainsi dans les voies sans issue ? Je suis terrien, terrestre, terre à terre. Les pieds dans la glaise et rien d’autre, je ne sais ni voler ni nager ni gravir, je rêve jour et nuit d’horizons lointains et de grands espaces où me perdre, où rouler sans fin, l’œil hébété sur la ligne immuable, et soir après soir j’observe ma journée de silence et je ne vois rien de ce que pourtant les kilomètres et les heures témoignent de ce que j’ai vu. Je sais que ce voyage aboutira à un point culminant, je sais qu’il n’y a rien au-delà, que le bout du bout, Leuca en Italie, Tarifa en Espagne ou São Vicente au Portugal, ne donne rien de plus que la mer, le continent d’en face ou l’océan, et que le haut du sommet de la tour de la forteresse ne découvre que la platitude du désert des Tartares qu’un tremblement de terre suffira à réduire en poussière.

Rien n’y fait ; je ne saurais m’arrêter dans ma course folle avant d’avoir posé la main sur ces terminus et perdu mes yeux dans la brume mélancolique qui peu à peu noie le poisson.

Le grec aurait construit un bateau et serait parti avec Ulysse comme témoin, le tartare aurait pris son chameau et la tête de la caravane. Je ne sais pas marcher sur la mer ni chevaucher les sables, je reste sur mon rocher et je les regarde se dissoudre dans leur mort, celle que je suis venu saluer, puis je tourne le dos et je rentre chez moi.

Alors, de nouveau l’on entend ronronner le six cylindres, et te voilà sur la route à remonter la longue pente qui va te conduire au plateau, la table, la mesa où tu iras voir Dead Horse Point, puis où tu reprendras vite le chemin de plus en plus étroit qui conduit au bout du bout, comme toujours. A la pointe du triangle, les deux rivières t’enserrent, la verte à droite encore ensoleillée de rouge, la colorée à gauche désormais dans l’ombre. La strate haute repose sur d’autres strates en marches successives et la route se faufile parmi les rares buissons. Green River et Colorado River chacune s’entraîne de son côté et tu vois bien leur compétence égale à ronger les grès, les marnes et les calcaires, et dans le tréfonds encore lui, les cristallines primales.

La strate se désagrège devenue trop étroite et la route vaille que vaille se faufile à moins que ce ne soit toi qui t’obstines. Le ciel en face s’agrandit, illuminé de couchant, tandis que les couleurs vantées des magazines s’en donnent à cœur joie d’être plus vraies que sur les chromos avant peu à peu de se confondre en un mélange gris fumé impalpable. Comme souvent dans ces moments de fin du monde, le temps semble prendre son temps et l’univers tourner au ralenti. Enfin la route forme une boucle et se referme sur elle-même.

Là, tu assisteras, hébété de fatigue, à la victoire recommencée de l’ombre sur la lumière, à l’extinction des reflets dans l’eau lointaine des deux rivières complices, à la montée de l’obscurité qui va transformer un panorama fabuleux en gouffre effrayant au fond duquel tu devineras deux ou trois lumignons errants, promeneurs surpris, rangers en surveillance, véhicule de garde, corbillard mutique. Inutile de vouloir escalader le mur de ton impasse. Ton demi-tour sera laborieux, tu n’auras même pas engrangé de photographies et tu reviendras sur tes pas médusé de tant de beauté et chagriné de ne pas en être.

Il t’appartient d’éteindre tes rêves et de laisser la nuit noire lentement t’envelopper de froid. Tu sais que le voyage est fini. Presque fini. Tu vas gratter quelque bonus comme on dit, et tu les raconteras, il te reste encore trois jours, mais plus dure sera ta chute si tu insistes trop. C’est là, sur ce perchoir à regarder le Colorado dévorer son affluent vert, que tu comprends ce qu’il te reste à faire.

A ta droite, voici le Cheval Mort de tout à l’heure, tu devrais bien le voir, que le voyage s’achève.

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Commentaires
M
Bien difficile de se résoudre à partir ou alors préparer la prochaine expédition, au sud. Plein sud.
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