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18 juin 2010

66. Moab.

Je n’aime pas ce nom. Il sent le raide pionnier dans son chariot, collet monté et chapeau droit, et Madame enjuponnée dans la chaleur. Le protestantisme dans toute sa rigueur s’abat sur le désert, qui n’en reviendra pas. Après les premières bouffées rencontrées aux portes de la vallée des Dieux, je me voyais déjà cerné dans cette ville. Pourtant, j’en savais les habitants Moabites, et un puritain moabite est trop oxymore pour être tout à fait mauvais. J’avais raison sur ce point, la vérité m’oblige à écrire que je n’y ai pas été persécuté et que cette ville, au demeurant sans intérêt particulier, est une excellente étape pour parcourir les derniers parcs du voyage.

Les villes ne naissent jamais par hasard, même en ces terres de conquêtes injustes et brutales, où chacun se déclarait possesseur de ce qu’il n’avait pas sous le seul prétexte qu’il avait posé le pied dessus. Même les villes nouvelles implantées par des politiciens mégalos et construites par des architectes fébriles ont un passé, une histoire, un pourquoi du comment. Il y a toujours une rencontre, une traversée, un concours, un croisement, un relai : une calanque devient vieux port, une île devient pont, un croissant de lune se marie avec les graves, sept collines se répondent. C’est le fond d’un estuaire, un plateau dominant, une rose des vents, une confluence honorable. Il faut toujours trouver le petit cristal d’où naîtra le grand conglomérat, la ville champignon, la mégapole tentaculaire. Sans le petit cristal, on ne comprend pas ce qu’on fait ici, visiteur ou visité, et qui aime sa ville le sait.

Autant Mari que New-York, Babylone que San Francisco, Naples la ville neuve que Villeneuve-sur-Lot, autant Rome que Paris, aucune ville ne naît du hasard et ce n’est pas Moab qui me contredira.

Tu traverses la ville en arrivant par le sud, après une interminable descente entre les rochers, mais si tranquille que tu n’as pas remarqué que la route descendait, sauf cette curieuse impression de silence en roulant comme une conversation interrompue, combien, trente, quarante kilomètres ? Tu passes un pont sur une rivière, puis quelques maisons, et te voici de nouveau entre les rochers sur la route qui monte, interminablement. Tu as passé la ville, il faut revenir. C’est petit, Moab, c’est simple, la grand-route et puis c’est tout. Quelques blocs de part et d’autre, quelques magasins, quelques hôtels, si tu avais cherché le centre ville et ses rues entrelacées, tu te serais trompé de continent.

Tu n’as pas remarqué le pont sur la rivière, ou plutôt ta vieille défroque d’européen t’a empêché d’en noter l’étrangeté. Un pont sur une rivière, n’importe quelle ville te l’offre, que ce soit grand fleuve ou petit ru, et souvent, dans une ville inconnue où désespérément perdu tu cherchais ton chemin, le pont sur la rivière t’a sauvé la mise. Le centre n’en est jamais loin, avec ou sans méandre.

Mais après des heures de soleil immobile sur des rochers brûlants et des vallées sèches menant au grand néant de nulle part, tu aurais pu t’inquiéter de traverser le Gave du Pau sur un petit pont comme chez nous, tu aurais pu voir comme il était incongru ici au lieu de l’ignorer banal. Tu aurais dû deviner qu’il s’agissait bien du Colorado lui-même, qui se trémoussait là sous le pont ordinaire et tu aurais compris que tu étais descendu jusqu’à lui comme naguère à Lee’s Ferry, à huit cent kilomètres en aval. Moab est née là, au carrefour du Gave et du chemin.

Comme toutes les villes, Moab s’était posée au bord de la longue piste qui venait du plateau et allait y remonter assez doucement pour que les chariots traversent sans mal. Comme toutes les villes, Moab attendait le voyageur dans sa drôle de boîte à roulette, et savait qu’il lui laisserait quelques traces de son passage, sonnantes et trébuchantes. Les villes sont toujours des affaires de voyageurs qui s’arrêtent, fatigués et curieux. C’est pourquoi il leur faut des gués, des ponts, des carrefours et des octrois, des calanques et des baies, des estuaires et des portes : une Porte d’Or, une Porte Dorée, une Sublime Porte, une Porte d’Enfer, et la Puerta Del Sol.

Il était temps. Quelques miles en aval, le Gave sera devenu la grande blessure continentale infranchissable ; Moab me plut, j’y fis escale, deux nuits.

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Commentaires
M
Si je vois ton (tes) livre(s) à une devanture, je m'arrête et pas seulement pour regarder la couverture.
M
C'est vrai que les plus grands fleuves commencent par un mince filet d'eau et il n'est pas toujours facile de découvrir la source (je pense à l'Escaut en écrivant)
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