50. Les lumières de la ville. #1 - La statue de sel.
La statue de sel.
Il y avait erreur de jugement et inversion des rôles : les
apparences sont trompeuses, et le paradis ressemble parfois à l’enfer pour
mieux vous enfermer. En entrant dans Las
Vegas, vous comprenez qu’il est déjà trop tard et qu’ici vous devez laisser
toute espérance, vous comprenez qu’il est trop tard pour revenir à Shoshone où
vous attendait votre place au paradis, un petit fauteuil à bascule au bord de
la route surchauffée, paisible et définitif.
Autant le dire tout de suite, j’aimerais mieux mourir à la mare
au diable que vivre à Las Vegas, et plus encore vivre à Furnace Creek et
Shoshone que mourir entre la Grande Pyramide et le Palais de César.
Je ne vois pas ce que je peux raconter, à moins de me lancer
dans d’oiseuses considérations sur le contraste entre l’austérité désertique, l’ascétisme
purificateur, pétrificateur, et le clinquant de la vie artificielle toute
encordonnée aux fils électriques et aux canalisations d’eau, la vie qui bouge.
Un beau sujet pour Finkalain le causeur du poste, qui avec raison viendrait ici
dénoncer en toute satisfaction la défaite de la pensée et montrer à la face du
monde sa supériorité d’homme lucide et courageux, son goût des portes ouvertes
et des lieux de laisser-aller. Il finira par leur ressembler, au fond ; il
leur ressemble déjà. Je me méfie de la purification désertique et de ses
cortèges ascètes.
Je ne suis pas certain que mon esprit soit vraiment entré dans
la ville, mais pas certain du contraire non plus. On ne pense pas, à Las Vegas,
on ne pense pas. Dois-je finir mon couplet en plagiant Jacques Brel, genre
« on ne pense pas on joue » ? La belle affaire, le beau plagiat,
alors que je ne sais pas si l’on joue à Las Vegas. Est-ce du jeu, ce qui s’y
pratique ?
Il y a longtemps qu’on ne pose plus ici la question de Coluche, « quelle
est la différence entre un pigeon et tu joues avec ton argent » ? Il
y a belle lurette que le jeu d’ici n’est plus jeu. Jeu est devenu Je, Je est
devenu Jeu, à Las Vegas. Je s’est englouti en riant dans les poches des grands
mamamouchis du puritanisme caché, de la liberté dévoyée, de la névrose
industrielle. Las Vegas : je suis passé par ici, je suis passé par là, et
jamais je n’ai senti autant la puissance de l’enfer.
Toute la ville survit aux crochets d’un grand barrage célèbre
qui lui fournit l’eau et le jus. Un jour le Boulder Dam s’écroulera et en
quelques heures disparaîtra ce furoncle, que jamais je ne nommerai Vegas comme
le font ceux qui roucoulent leurs airs mécaniques, à faire croire qu’ils sont
de ses familiers, simples marionnettes clignoteuses, trois petits tours et puis
hop, la mort minuscule.
Je me changerais volontiers en statue de sel pour assister à cet anéantissement.