24 - La bascule.
Depuis le temps que nous sommes partis, j’ai pu oublier ce qui était arrivé ; Chicago, les plaines, les premières montagnes, des milliers de miles avalés et volés, pour ne pas parler en kilomètres je suis devenu américain oui ou non, et le nombre n’en serait que plus impressionnant. Voilà, le premier indice : le nombre de miles parcourus, si élevé soit-il, est quatre fois plus faible que celui de ceux restant à parcourir. Ce sont ceux-là, ceux du passé, qui m’impressionnent, non ceux à venir. N’est-ce pas là l’Amérique américaine, qui veut ainsi oublier le passé qui pourtant nous a fait pour un futur qui nous défera peut-être ?
La vérité est que je n’ai pas envie de les oublier, ces plaines, justement parce qu’elles ont façonné en moi un espace qui les attendait, recroquevillé là-bas dans le fond. J’y ai croisé des indiens, du maïs, des joueurs de blues, des orages et des policiers. J’ai salué Calamity Jane et Cary Grant, sans me douter qu’un engrenage m’entraînerait beaucoup plus loin que les miles parcourus, que les miles à parcourir, que moi-même.
Dois-je m’en réjouir ou m’en attrister ? Je me garde la
réponse. L’important est de savoir qu’il coule désormais en moi quelque lave
américaine, qui vient bousculer mes fantaisies européennes et mes complexités
d’ancien monde.