58. THE BRIDGE - #2. Des hommes et des couleurs.
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#2. Des hommes et des couleurs.
C’est finalement de la belle ouvrage, ce pont. Brillant, bruyant, remuant, dansant, éblouissant, blanc.
On y admire la poutre métallique et ses secrets, la contre-flèche et les béquilles. Sur la chaussée gravillonnée, quelques promeneurs se promènent. Dans la solitude immensément banale, voici deux couples, trois filles sportives, cinq grands noirs exubérants, et nous. Je me demande d’où tu les sors, ces gens. Il n’y a que ton catxcat garé un peu plus loin. Seraient-ils venus à pied de New-York ?
Les cinq noirs, par exemple. Déjà il faudrait t’interroger, tu as dit cinq noirs. S’ils avaient été blancs, tu aurais dit cinq gars, ou cinq hommes, ou cinq personnes, comme tu m’as dit qu’il y avait trois filles. Etaient-elles noires de peau, les trois filles, ou seulement l’une d’elles ? Rien qu’à te lire, j’ai vu trois filles blanches et tu ne m’as pas démenti, au contraire tu me le confirmes, tu me précises même qu’elles prenaient soin de rester bien distantes des cinq messieurs rigolards, mine de rien.
On n’est jamais assez prudent en écrivant ou parlant, et les gnomes se cachent jusque derrière les mots innocemment employés.
Au diable les mots. Il fallait en deux lignes décrire sommairement les promeneurs du pont, et j’ai visé le succinct. Alors il m’indiffère que du racisme rampant suinte d’entre mes mots, toi lecteur blanc tu as vu qui était sur le pont, et ton premier coup d’œil est le bon qui a vu cinq noirs, trois filles et deux couples. Et toi, lecteur noir, qu’as-tu vu ? Qu’importe au fond, une alchimie s’est amalgamée entre mon vu et le tien, et la tienne sera plus juste que la mienne, la lecture t’appartient.
Je ne l’ai pas écrit, mais je voyais bien que les noirs étaient mâles, les filles blanches, et je ne me souviens plus pour les couples, mais je les suppose blancs, normaux, est-ce bien ce mot que tu retiens ? Je suis de peau blanche élevé dans un monde de peau blanche, et racisme ou non, quand je vois un noir, je vois d’abord qu’il est noir, avant de connaître son nom, et ce raccourci mental ne me fait pas raciste pour autant, même si de voir un blanc ne me fait pas voir d’abord un blanc mais un homme.
Le racisme vient de la peur d’assumer cette vision primale. Le racisme vient toujours d’une sorte de peur bleue. J’aurais été élevé en Afrique, au milieu de copains noirs, même blanc de peau en voyant un blanc je verrais peut-être un blanc avant de voir une personne. L’enfance en cela nous fait et nous trahit. A chacun de l’accepter, et de s’empresser de découvrir l’homme en celui qu’on rencontre, quelle qu’ait pu être sa première vue. Et que les femmes ne me cherchent pas noises au motif que je ne parle qu’hommes et couleurs, j’ai assez de mal déjà avec les couleurs, si je dois me mettre en plus au parfum…
Où es-tu ? Je t’ai laissé sur un pont dans le désert, et te voilà perdu dans tes pensées.