39.1 – Le cable-car.
On ne peut pas échapper au cable-car. Les franciscains ont assez réclamé sa survie pour qu’il figure en première place, en article premier. Antique et solennel, entièrement mécanique pour ne pas dire manuel, inconfortable, lent, bruyant, dangereux. Le politiquement incorrect par excellence, l’antithèse de l’Amérique de la technique technologique de Silicon-Valley toute proche, un éclat de rire de roche Tarpéienne face à ce capital, un pied de nez monté sur roulettes.
Croyez-moi si vous voulez, je suis certain que sans lui l’aventure de Silicon-Valley eût été impensable. Ne me demandez pas de le prouver, j’en suis sûr un point c’est tout.
Le conducteur se tient au milieu. Il occupe à lui seul la moitié de la surface disponible. L’autre moitié permet aux passagers de s’entasser. Il est toujours plein à craquer, l’engin lunaire, et ne croyez pas que ce sont des touristes qui l’encombrent nous étions les seuls, ce sont les indigènes, les franciscains de toujours ou de peu. Quoi, il ne faut pas dire indigène ? Même s’ils sont blancs et cravatés ?
Le conducteur est au milieu. Il a une main gantée. Quoique je ne sois pas sûr qu’il faille le dire ainsi. La main gauche paraît normale, et la main droite, gantée, ressemble à la main d’un de ces personnages de Tex Avery une fois qu’elle a été écrasée par une enclume, ou un train, ou un transatlantique. Enorme à recouvrir une pizza américaine, surmontée de la mine réjouie d’oncle Tom le conducteur ou sévère si un passager déborde, elle saisit le levier de conduite et s’y agrippe jusqu’à obtenir un début de ralentissement dans la pente.
Je n’ai pas besoin de décrire les pentes de San Francisco, tout le monde a vu le film.
Dans un couinement effrayant, l’engin s’arrête au millimètre près au milieu du carrefour, exactement là où il lui fallait s’arrêter. Main géante magique dépourvue de tout logiciel, sinon un cerveau comme toi et moi. Toutes les voitures des environs s’arrêtent même celle de Steve McQueen, pour laisser descendre et monter les indigènes franciscains ; la main tire le levier et l’engin repart pour de nouvelles aventures.
Tous les jours de l’année, le miracle de l’arrêt et du départ se reproduit à chaque station, pour chaque véhicule, la main, le levier, la mine noire, les mors qui saisissent le câble vif ou qui accrochent le rail mort. Gare à qui, dans sa voiture, ne s’arrêterait pas au bord du carrefour où semble sommeiller le monstre.