31. Les actrices #2.
La route droite nous montre inlassablement l’horizon. A la réflexion, il m’arrive parfois de réfléchir dans l’hébétude des routes droites et des vitesses limitées, je me dis n’avoir encore jamais vu de route aussi droite et aussi plate aussi longtemps depuis le départ de Chicago, et il y en eut pourtant des rectitudes et des platitudes. Cette platitude-ci est parsemée de petits buissons qui rouleraient s’il y avait du vent et de lacs secs scintillants de sel. Loin là-bas, une forêt d’antennes constitue l’attraction principale du trajet pas même indiquée sur la carte, secret défense oblige. Nous sommes en Oregon, dans le Great Sand Desert, et sans l’avoir compris nous traversons le premier espace-temps de notre voyage, la première immobilité roulante.
Deux heures plus tard, les antennes n’étaient pas plus proches, ni plus loin. Espace-temps aussi.
Il n’y a aucune de ces granges qui passent indolentes et avachies, de ces nuages qui gonflent, de ces horizons qui ondulent au rythme lent de notre respiration ; nous découvrons l’Amérique immobile.
Je le savais que la route serait longue aujourd’hui, je le savais.
Il n’y avait rien à perte de vue, et pourtant là, à cent mètres, voici un bar. Comme s’il avait surgi du sous-sol à notre approche. Aucun repli de terrain pour le cacher, aucun arbre, aucun stratagème. Bien au contraire, une enseigne peinte de longtemps et délavée de lumière s’efforçait d’empêcher le passant de l’ignorer. Nous n’étions ni assoiffés ni affamés ni fatigués, et la pendule nous sermonnait son impatience. Il ne faisait pas si chaud dans ce désert, juste un début de montée en température en retour vers le futur, vous avez compris, nous pouvions passer notre chemin.
Nous nous sommes donc arrêtés. Nous étions à mi-chemin et prétendre attendre le bar suivant relevait de la forfanterie la plus présomptueuse qui soit. Il ne payait pas de mine, ce bar, et logé dans une banlieue louche sous un crachin picard il nous aurait chassé rien qu’en se montrant. Mais vous avez dû remarquer que nous n’étions pas en Picardie, y a t’il seulement des banlieues en Picardie ?
Il avait, en guise de totem d’accueil, deux pompes rouillées
comme on n’en trouve même plus chez nous au Marché aux puces, le double cylindre
en verre qu’on rempli au levier à main et qu’on vide alternativement dans le
réservoir, un gallon par vidange. Le dernier gallon est à moitié déversé sur le
sol, naturellement. Deux énergumènes bavardaient sur le pas de la porte,
noirauds, costauds, crados, l’un aux cheveux longs et grosse moto tout droit
sorti d’un lieu commun, l’autre le visage dévoré de brûlures anciennes. Je vous
le dis et c’est vrai. Les gueules de cinéma peuplent l’Ouest le vrai comme s’il
en pleuvait, pas besoin d’un casting savant.
La preuve, il ne pleut jamais par ici.
Il avait bien calculé sa position, le malin tenancier. Pile poil au milieu du trajet et à deux cent miles du plus proche concurrent, il ramassait cent pour cent du trafic nul de la route. Aujourd’hui, c’était nous, les cent pour cent. Le gars à la moto était visiblement un voisin. Ici, le mot voisin prend un sens très spatial.
Noiraud, costaud, crado, et malin.
à suivre.